Michel Boucey

Subjectivité & monde extérieur chez Edmund Husserl


La 33e leçon du second tome de Philosophie première(Philosophie première :Théorie de la réduction phénoménologie, traduction de Arion Lothar Kelkel, P.U.F., collection Epiméthée, 1990) affirme explicitement qu’aux yeux de la phénoménologique l’existence du monde extérieur fait l’objet d’une "double indubitabilité" : à savoir, d’une part, l’indubitabilité perceptive de l’existence du monde extérieur ; d’autre part, l’indubitabilité de la contingence de l’existence du monde extérieur. Quelle est l’origine phénoménologique de cette double indubitabilité ? Pourquoi y a-t-il deux certitudes ? En quoi consiste chacune d’elles, phénoménologiquement parlant ? Pourquoi font-elles couple dans une double indubitabilité ? La spécificité de la position phénoménologique par rapport à ce sujet est de permettre de penser ces deux thèses simultanément, en tant que compatibles, et ce, à partir de la description de la structure de la perception du monde.

Indubitabilité perceptive de l’existence du monde extérieur

Le monde extérieur fait l’objet de la part de l’attitude naturelle d’une croyance qui pose l’existence du monde ou thèse naturelle du monde. La philosophie phénoménologique rend intelligible cela par l’affirmation selon laquelle le monde est l’objet d’une autodonation de la part de la conscience transcendantale. A la question "à quelle source ultime s’alimente la thèse générale du monde" ?, il faut répondre que "visiblement cette source ultime est l’expérience sensible". La perception sensible "joue, en un certain sens propre, le rôle d’une proto-expérience [Urerfahrung)] d’où les autres actes empiriques tirent une grande part de leur puissance fondatrice". L’expérience sensible est le lieu même où s’opère l’autodonation de l’objet extérieur qu’est la chose, plus précisément, dans et par la perception extérieure : le monde "est donné en vertu d’une expérience originaire, en vertu de ma perception extérieure. Appréhender les choses elles-mêmes, appréhender dans leur réalité corporelle les choses, le monde en général, ce n’est rien d’autre qu’avoir une ’perception extérieure’ ". L’expression de "perception extérieure" est ici mis entre guillemets, proprement phénoménologiques, car la perception extérieure désigne la façon dont le monde extérieur est perçu dans l’attitude naturelle.Ce sont les concepts phénoménologico-transcendantaux d’intuition et de perception, acquis desRecherches logiquesVI (§§ 44-45), qui vont rendre intelligible l’autodonation du monde qu’opère la conscience transcendantale. "L’intuition donatrice est, pour la première des sphères, pour la sphère "naturelle" de connaissances, et pour toutes les sciences de ce ressort, l’expérience naturelle ; et l’expérience donatrice originaire est la perception, prise au sens habituel du mot". L’intuition est le remplissement de l’intention de signification. L’opposé du remplissement de la signification est la déception : "le domaine tout entier de la vie de la conscience est caractérisé par cette opposition typique du remplissement et de la déception." Le corrélat intentionnel au concept d’intuition est celui d’objet. Ces concepts d’intuition et d’objet coïncident dans celui d’appréhension (Auffassung). Celle-ci est l’animation des données hylétiques, ou encore animation d’un complexe matériel, par l’intention de signification ; elle est en fait la saisie productrice d’une apparition de l’apparaissant, ou encore la production d’un profils ou esquisse de l’objet visé, apparaissant alors. Ainsi dans l’appréhension s’opère l’autodonation de l’objet, par la conscience transcendantale, et à elle-même. Cependant, cette donation de l’objet apparaissant n’est effectuée que selon l’orientation unilatérale d’un profils, d’une esquisse, ou encore d’une apparition. La conséquence capitale est ici que la conscience a toujours un accès partiel à l’objet qui nécessite de la part de la conscience d’anticiper son sens pour en avoir une appréhension, anticiper par exemple le sens "table" dans l’appréhension d’un complexe matériel. C’est l’origine même du caractère double de l’indubitabilité par rapport à l’existence du monde. Car s’il ne fait pas de doute que dans l’appréhension, la conscience intuitionne l’apparaissant dans son apparition selon le sens visé (l’objet intentionnel), et ceci, fondé sur le complexe matériel donné dans l’expérience, qu’est-ce qui permet de penser que l’intention de signification (par exemple : "table") qui est remplie dans l’appréhension actuelle selon tel sens ne sera pas déçue et remplie partiellement ou autrement dans l’appréhension suivante selon un sens autre ? Rien ne permet d’en être assuré ; à tel point que, et c’est un résultat fondamental issu de la description phénoménologique, "l’existence des choses n’est jamais requise comme nécessaire par sa propre donnée ; elle est d’une certaine façon toujours contingente" -. Rien, si ce n’est l’expérience à venir elle-même. Pour que l’objet visé et intuitionné soit confirmé dans sa position et qu’il soit l’objet d’une perception authentique (Wahr-nehmung : une véritable saisie), à savoir que la chose soit donnée elle-même charnellement (leibhalftig), il va falloir que l’appréhension suivante et même toutes les appréhensions suivantes s’enchaînent dans la concordance, c’est-à-dire que chaque appréhension soit celle d’un sens identique au précédent et surtout au suivant "constamment nous disons : "le" monde, et nous faisons l’expérience de ce seul et même monde comme étant ce monde lui-même saisi en personne, quoique cette saisie du monde lui même soit de part en part pure anticipation qui en tant que telle dépend totalement et absolument d’une nouvelle expérience de confirmation". Mais il se peut que la concordance ne s’établisse pas d’emblée, elle est alors rétablie par la visée dans un sens modifié : "toute appréhension anticipatrice qui ne se confirme pas peut à tout moment être remplacée, et se remplace même toujours spontanément, par une appréhension modifiée qui rétablit la concordance perturbée et qui se confirme, du moins jusqu’à nouvel ordre, dans l’expérience ultérieure en continuant de valoir". Ce qui signifie pour le monde qu’il est l’objet d’une perception - d’une vraie prise - lorsqu’il est intuitionné dans le cours de l’expérience dans une concordance établie ou rétablie par correction : "le monde expérimenté, après chaque correction, a valeur de monde vrai. Cette vérité est et demeurera éternellement en marche". Ainsi la concordance entre appréhensions établissant un pôle identitaire, ou objectal, selon un même sens est la condition de possibilité de la perception. Ceci étant vrai pour la perception du monde. La concordance fonde par là même la croyance en l’existence du monde : "là où je perçois dans une concordance intact, je crois, et je suis impuissant à changer ma croyance en incroyance". Descartes n’achève pas autrement ses Méditations de métaphysique :

je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille : car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et, en effet, si quelqu’un, lorsque je veille, m’apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l’estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai, avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux, qui ait de la répugnance avec ce qui m’est rapporté par les autres.

Descartes, Méditation VI
L’indubitabilité de la croyance en l’existence du monde extérieur tient dans le maintien de la concordance globale du cours de l’expérience. Cependant, qu’arriverait-il si le cours de cette concordance ne pouvait pas s’établir ou être rétablie ?

Indubitabilité de la contingence du monde extérieur

Nous venons de voir que l’expérience du monde extérieur possède une telle structure d’horizon que corrélativement il y a nécessité (d’essence) pour la conscience d’anticiper sur les objets afin de les appréhender, et ce, selon la concordance typique du monde passé. Cette anticipation sur le cours de l’expérience laisse constamment ouverte la possibilité que les complexes hylétiques à venir déçoivent les intentions de signification (les visées intentionnelles) : c’est en cela que tient l’indubitable contingence du monde extérieur. Rappelons le résultat déjà énoncé plus haut : "l’existence des choses n’est jamais requise comme nécessaire par sa propre donnée ; elle est d’une certaine façon toujours contingente". Autrement dit, ce n’est pas parce que la conscience intuitionne actuellement un objet que cet objet va être confirmé perceptivement dans son existence par la suite de l’expérience.Dès lors, il est possible de penser la "certitude apodictique de la non-existence possible du monde". Ce qui ne veut pas dire que l’on puisse douter de l’existence du monde - comme nous venons de le voir, tant qu’il y a concordance il y a croyance irréfragable -, cela veut seulement dire que "la non-existence possible du monde" est seulement mais de manière indubitable pensable : "le monde n’est pas sujet au doute en ce sens que nous trouverions des motifs rationnels qui entreraient en ligne contre la force énorme des expérience convergentes, mais en ce sens qu’un doute est toujours pensable et qu’il en est ainsi parce que la possibilité du non-être, en tant que possibilité de principe, n’est jamais exclue." La condition de la pensabilité en général est la non-contradiction : "la position hypothétique de la non-existence du monde dont je fais l’expérience dans une indubitable certitude empirique n’est pas une quelconque proposition hypothétique telle que par exemple "1 est plus grand que 2" ou bien "un carré est rond" [...] il s’agit d’une hypothèse de toute évidence possible, c’est-à-dire d’une hypothèse évidemment saisissable comme exempte de contradiction".

 

En quoi consiste finalement cette hypothèse ? Cette hypothèse-limite consiste en une déception généralisée de l’anticipation, un rêve généralisé comme aurait pu dire Descartes, une discordance généralisée des appréhensions, où il n’y aurait alors tout simplement pas d’apparitions d’objets, et donc pas d’objets du tout, faute de pôles identitaires. Autrement dit, si l’anticipation des intentions de signification était systématiquement déçue, elle cesserait de fonctionner, s’évanouierait, et avec elle, le monde : "lorsque sans cesse et à chaque instant il arrive que des attentes anticipantes soient déçues, alors rien justement n’est à attendre, l’anticipation s’évanouit. Ce qui signifierait que c’en serait fini avec les perceptions extérieures, que le déroulement de l’activité perceptive perdrait son caractère de suite de perceptions de choses". Si les appréhensions se succédaient dans la discordance, alors les objets, et donc le monde, s’évanouieraient dans un chaos d’appréhensions -. Dix ans plus tôt, Husserl avait utilisé cette hypothèse de l’anéantissement du monde au § 49 des Ideen I, pour affirmer l’absoluité de la conscience transcendantale.


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